L'eglise de Nossa Senhora da Conceição - connue sous les noms populaires de Igreja dos Cardais, Igreja da RuaFormosa, ou encore Igreja do Asilo das Cegas - dont la façade laterale longe la Rua d'O Século (ancienne Rua Formosa), n'attire point l'attention des passants. C'est un bâtiment sans attrait artistique, massif et triste, desservi par deux portails d'ordonnance classique surmontés par des niches baroques qui abritent de modestes sculptures de la Vierge et de Saint Joseph. L'église ne figure pas dans les guides touristiques et n'est connue que des gens du quartier ou même seulement de ceux peu nombreux qui la fréquentent; on ne l'ouvre que pour les messes, généralement très tôt le matin, ou lors des dévotions liturgiques. Inutile de demander à un Lisbonnais où est l'eglise de Cardais: il répondra qu'il n'en a jamais entendu parler et même si on lui assure qu'elle se trouve dans la Rua d'O Seculo, il ne se rappellera point l'avoir vue!
L'église faisait partie de l'ancien Couvent de Nossa Senhora da Conceição, de Carmélites Déchaussées, fondé en 1681 dans le site de Cardais - les Chardonnières. Le Grand Tremblement de terre de Lisbonne (1755) épargna l'église et les bâtiments conventuels, et la Loi du 28 Mai 1834 - Extinction des Ordres Religieux — n'entraîna point, dans ce cas exceptionnel, les méfaits de la sécularisation qui firent disparaître 1'énorme majorité des établissements semblables. Comme par miracle le Couvent des Carmélites de Cardais n'a pas subi de dégâts ni souffert de mutilations lors des troubles politiques ou des transformations urbanistiques. Apres l'extinction des Ordres, les soeurs qui préférèrent rester dans le couvent reçurent des pensionnaires laïques et, plus tard, une Association de Bienfaisance y fit installer un hospice pour femmes aveugles. Après la mort de la dernière Carmélite, ce furent les Soeurs Dominicaines qui prirent la direction de l'Hospice, continuant encore aujourd'hui l'oeuvre charitable et gardant l'esprit chrétien du vieux couvent.(1)
Le Carmel de Cardais fut fondé par la veuve du seigneur du Majorat d'Oliveira, Luiz Francisco de Oliveira e Miranda, un des hommes les plus riches de son temps. Dona Luiza de Távora donna les terrains qu'elle possédait dans le site des Cardais, pas loin de l'enceinte du Couvent de Jésus. Ce fut encore Dona Luiza de Távora qui fit bâtir les immeubles en y dépensant une partie considérable de son énorme fortune. Les travaux commencèrent avant 1677 par la construction de l'église et du cloître, et en 1681 les principaux bâtiments étaient en mesure de pouvoir abriter les premières Carmélites. Le 8 Décembre 1681, fête de l'Immaculée Conception - Patronne du Royaume - eut lieu la cérémonie de la fermeture claustrale, bien que les travaux de construction et de décoration de l'église dussent se poursuivre pendant longtemps encore, sous la direction de Dona Luiza de Távora, et, après la mort de celle-ci - le 18 Octobre 1692 - par les soins de son petit-fils Dom José de Menezes e Távora, décédé en 1703.(2)
Si la façade de l'église ne s'impose que par une lourde masse architectonique, elle cache un des plus charmants intérieurs qui puissent être vus à Lisbonne! C'est un temple d'admirables proportions, à nef unique, vôutée en berceau, avec un choeur imposant où se dresse le maître autel dont le retable, en bois sculpté et doré, compte comme un bei exemplaire.
L'accès du public se fait par la porte latérale, sur la Rua d'O Século, alors que l'entrée du Couvent était indépendante, plus bas dans la même rue. Les Carmélites cloîtrées selon les rigueurs de l'Ordre, ne disposaient que de deux pièces s'ouvrant sur l'église mais séparées de celle-ci par de lourdes grilles en fer forgé: l'une au niveau du choeur, du côté de l'évangile, où était administrée la communion - le côro-baixo -, l'autre dans le fond de l'église en position surélevée, pour assister aux offices et les accompagrier de leurs chants le côro-alto.
Les murs du corps de l'église sont recouverts jusqu'à la corniche par un revêtement céramique, haut de 3m,4O, et par de grandes toiles richement encadrées de boiseries dorées. Du côté de l'épître se détache la chaire faisant corps avec l'ensemble décoratif.
Suivant l'usage du XVIIème Siècle, on eut recours aux carreaux céramiques pour la parure de la partie inférieure des murs, mais, cette fois, on s'adressa aux marchands hollandais établis à Lisbonne qui se chargèrent de la commande. Je déduis de l'étude des lieux et des archives du vieux couvent, que les carreaux, bien que commandés avant 1681 par Dona Luiza de Távora, ne furent installés que plus tard, à une date impossible à préciser mais qui n'est pas, je suppose, trop éloignéee de 1688. D'autre par t et selon le témoignage du Pe. Carvalho da Costa, nous savons que l'église ne fut achevée qu'après la mort de la douiairière - 1692 - ce qui porte à croire que les carreaux n'auraient été mis en place qu'après 1698, date de l'édit qui libéra l'importation des carreaux de Hollande, car, nous l'avons déjà vu, entre 1687 et 1698 le dédouanage d'azulejos venus „du dehors du royaume" était interdit.
L'ensemble céramique de l'église de Cardais, un des plus complets qu'on puisse voir, a été signale dans plusieurs ouvrages, depuis que le Comte de Raczynski en a révélé la signature.(3)
II s'agit d'une décoration obtenue par une séerie de sept grands panneaux indépendants, sépares entre eux par une bordure, large de deux carreaux, à feuillages recourbés peints en :bleu sur fond jaune. Le revêtement, haut de 26 carreaux, contourne le corps de l'église, ne laissant libres que les espaces occupés par les portes et par la chaire. La partie inférieure est constituée par une frise continue où l'on a peint des figures d'enfants folâtrant parmi des animaux, des paniers de fleurs et de fruits, etc…..
Le revêtement est completé par trois panneaux plus petits placés au-dessus des portes et de plus par trois compositions plus étroites qui remplissent les espaces entre les autels latéraux et l'arc du choeur. Les carreaux mesurent 130 millimètres de côté et on en comptait 6288, dont il ne manquent que six, arrachés ou simplement tombés et perdus; la surface couverte par les carreaux atteint près de 110 mètres carrés.
Il est évident qu'il s'agit là d'une commande faite exprès pour cette église, selon des données très précises, non seulement quant au thème iconographique - scenes de la vie de Sainte-Thérèse de Jésus, fondatrice des Carmélites Déchaussées - rnais encore quant aux dimensions exactes des surfaces à remplir. On a certainement fourni le croquis des lieux en y indiquant les vides des portes et de la chaire de façon que le peintre puisse composer l'ensemble, contournant les accidents de l'architecture.
Les grands panneaux représentent des scènes de la vie de Sainte-Thérèse, selon le récit qu'elle nous a laissé dans son auto-biographie, et ont été placés suivant l'ordre chronologique des évènements. Le peintre s'inspira très probablement d'une édition illustrée de la Vie de Sainte- Thérèse, en respectant le plus possible les textes.(4)
En entrant dans l'église, on aura à gauche, sur le mur du fond, le début d'un récit par images qui commence par:
1. Thérèse et son frère sont retrouvés par leur oncle, Francisco Alvarez de Cepeda, alors qu'ils s'étaient enfuis de la maison en quête de martyre. Le hidalgo monte sur un beau cheval et semble appeler la petite Thérèse qui nous est montrée déjà nimbée. La scène se passe dans un paysage fort beau entouré au loin de montagnes et flanqué de grands arbres.
Après la porte qui faisait la liaison entre l'église et le vestibüle du couvent, on voit dans le panneau:
2. Thérèse, en Dominicaine, dans le couvent de Santo Domingo de Avila, recevant communion. Selon son récit, l'hostie consacrée s'envola de la main du prêtre vers sa bouche. Le mystère se passe devant un autel à l'intérieur du couvent.
Sur le mur du côté de l'évangile sont placés trois panneaux, où l’on voit:
3. Vision de Thérèse en gloire, recevant le Rosaire des mains de la Vierge et une riche cape brodée que lui tend Saint Joseph. Des chérubins et des anges musiciens forment un choeur entre les nuages.
4. Thérèse, au Couvent de Avila, révèle à son confesseur le propos de réformer l'Ordre des Carmes.
5. La Sainte en voyage lors des „institutions" de couvents, dont elle surveille la construction. Thérèse à dos de mulet, est suivie d'une soeur Dominicaine, d'un gentilhomme et d'un moine. Au loin on aperçoit un couvent en cours de construction, tandis que Saint Joseph, équerre en main, inspire l'ouvrage. S'envolant dans les nuages, des anges portant des torches, illuminent d'une clarté céleste le chemin de la Sainte.
Sur le mur du côté de l'épître, sous la chaire, le panneau:
6. Thérèse est nourrie mystiquement par le Christ, et,
7. Trépas de Sainte-Thérèse à Alba de Tormes. La Grande Mystique est étendue sur une civière, entourée de religieux, tandis que la Vierge la couronne et que Saint Joseph semble lui donner sa bénédiction. La scène se passe dans un décor de ruines où descendent les anges venus pour recevoir l'âme de la morte.
Au-dessus des portes, trois panneaux plus petits montrent des allégories se rapport à d'autres visions décrites par Sainte-Thérèse de Jésus. Dans le coin, entre la porte de l'église et le mur du fond, ainsi qu'entre les autels latéraux et l'arc du choeur, les parois sont aussi carreléees, cette fois de figures d'ermites, sujet assez commun dans ce genre de revêtements accessoires.
La frise inférieure, sur les murs latéraux, haute de six carreaux, est remplie de petits anges jouant avec des fleurs, des corbeilles, des fruits, ou bien des animaux - chien, brebis, chèvre, etc... Sur le mur du fond, la frise est interrompue par la porte: on y voit les mêmes chérubins, cette fois s'amusant avec les symboles du Calvaire - croix, éponge, lance, couronne d'épines, etc…
La peinture est bleu foncé et le dessin, extrêmement correct, vigoureux et précis jusque dans les moindres détails, il est parfois rigidement prosaïque. La frise de putti est particulièrement charmante et on remarque que l'artiste était plus à son aise lorsqu'on nelui imposait pas de thème iconographique. La bordure, avec son fond jaune, rehausse et enrichit l'ensemble qui, decefait, s'intègre admirablement dans la décoration générale de l'interieur, où les dorures de la boiserie donnent le ton.
Les carreaux sont signés sur un cartouche qui se trouve dans le soubassement du côté de l'épître. On y lit:
J : Van : Oort
A : Amst : fecit :
Il s'agirait, fort probablement, de Jan Van Oort, celui-là même qui signa en 1697 le panneau illustré par Hudig et qui était place dans une cheminée de Wormer (Nord-Holland).(5)
Un autre panneau céramique, d'un dessin fort semblable à celui de Wormer - portant aussi la signature de J. van Oort et daté également de 1697 - se trouve aujourd'hui dans la propriété de M. L. de Jessey, en Normandie, et provient de la maison de Duguay-Trouin sur la rive droite de la Rance, près de Saint-Malo. Il est curieux de signaler que le célèbre amiral breton (1673-1736), fameux par la prise de Rio-de-Janeiro en 1711, était un farouche adversaire des hollandais et que précisément en 1696 il s'empara d'une flotte des Provinces Unies, ce qui lui valut le grade de Capitaine de Frégate. Le panneau de Saint-Malo est peint en violet de manganèse, tandis que celui de Wormer est bleu.(6)
Jan Van Oort était le fils d'Adriaen Van Oort, fabricant de carreaux établi à Utrecht depuis 1642, et dont l'atelier fut un des plus renommés de cette ville. Hudig attribua à l'atelier d'Utrecht le panneau de Wormer déduisant, probablement, qu'il aurait été produit par Jan dans la fabrique de son père. Pourtant le revêtement de l'église de Cardais, aussi bien que le panneau de Saint-Malo, semblent avoir été faits à Amsterdam car la signature du peintre est suivie de l'abréviation Amst., se rapportant sans doute à cette ville, à moins qu'il ne s'agisse de l'adjectif patronymique - Amsterdamois - qui ferait de Jan Van Oort un naturel de la ville de l'Amstel.
Jan Van Oort n'est pas connu comme fabricant de carreaux à Amsterdam mais il semble évident qu'un travail aussi important que celui de l'église des Carmélites de Lisbonne n'aurait pu être exécuté que dans un atelier de tout premier ordre, disposant des meilleurs moyens techniques et de matières premières d'excellente qualité, préparé pour les grandes compositions murales qui ne pourraient être faites selon le procédé du spons.
Le seul atelier d'Amsterdam ayant livré des revêtements de l'importance de ceux de Cardais semble avoir été celui du Prinsengracht, propriété des Van der Kloet, dont nous avons déjà signalé les tableaux signés qui embellirent l'ancien palais des Galvão Mexias, à Lisbonne. Nous verrons encore la décoration de l'eglise de Nazaré, signée et pourvue de documents, ce qui nous permettra d'identifier le „style" et la technique de cet atelier et d'établir des raisonnements critiques et des comparaisons.
L'analyse du revêtement de Cardais révèle une parenté avec les travaux de Van der Kloet - surtout en ce qui concerne la composition decorative - mais il est évident que le „style" et la technique du dessin en sont différents.
Le dessin de Van Oort, d'un naturalisme poussé à l'extrême, est beaucoup plus froid que celui de Van der Kloet, dont les travaux sont mieux composés, plus larges, plus spirituels.
Il se peut fort bien que Jan Van Oort n'ait pas eu un atelier à lui et qu'il ait travaillé comme peintre chez les Van der Kloet à Amsterdam, soit pour son propre compte, soit engagé par les maîtres. Ceci expliquerait, peut-être, sa collaboration dans certaines compositions communes au „style" des Van der Kloet - à l'église de Madre-de-Deus et dans les grandes compositions religieuses qui se trouvent à Seville.
Quoi qu'il en soit, nous avons à l'église de l'ancien Couvent de Notre-Dame de la Conception de Cardais un des chefs-d'oeuvre de la céramique décorative hollandaise, conservé dans son encadrement d'origine, s'imposant par sa haute qualité artistique et mettant au premier rang le nom de Jan Van Oort qui n'etait connu jusqu'ici que par les petits panneaux de Wormer et de Saint-Malo.
(1) La première Supérieure Dominicaine de l'Hospice — Mère Marie de St. François d'Assise — avait été elle-même élevée par les Carmélites de ce couvent. C'est donc un des très rares exemples qui soient au Portugal d'un couvent du XVIIème Siècle resté presque intact et où la vie religieuse n'ait pas été interrompue.
(2) Pe. Antonio Carvalho da Costa, Corografia Portuguesa, Vol. III, Lisboa 1712, pag. 508.
(3) Op.cit., p. 433. La Signatare fut reproduite pour la première fois, en fac-similé réduit, par José Queiroz. (Da Minha. Terra…, Lisboa 1909, note de la pag. 126).
(4) L'iconographie Thérèsienne s'est repandue après l'edition de la Vita B. Virginis Teresiae a lesu, publiée à Anvers en 1613, avec des gravures de Adriaen Collaert et Cornelis Galle. Cf. Dr. B. Knipping, De Iconografie van de Contra-Reformatie in de Nederlanden, Hilversum 1939, p. 213.
(5) Hudig, Altholländische Fliesen, II, Leipzig 1933, Tafel 32.
(6) Le panneau de Saint-Malo a été reproduit dans la revue Connaissance des Arts (Juillet 1958). Je remercie M. L. de Jessey pour les renseignements qu'il a eu la gentillesse de me donner sur son beau carrelage.
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